Mardi 19 mai 2020. Roumanie. Certes, je ne connais pas cette série américaine que je n’ai jamais regardée, mais quand les trois filles de Feri et Bertha sont descendues de la prairie en courant vers nous avec leurs longues jupes à fleurs, le cliché nous a rattrapé. Après une dernière petite journée de roadtrip, nous sommes arrivés à la ferme de Firtușu, un autre monde…
Sinaia, le château de Peleș
Pas d’ours pour nous au réveil. Ce n’est pas faute d’avoir veillé. Dès cinq heures Capucine était en poste de surveillance à travers le petit hublot de son lit. C’est dommage, car dans la nuit nous avons reçu un message d’alerte sur le téléphone signalant la présence de deux ours en bas dans le village. Eviter le secteur, ils ont dit.
Puisque nous étions dans les hauteurs de la ville de Sinaia, nous nous devions de passer voir le château de Peleș, château de la famille royale de Roumanie, construit par le roi Carol 1er à la fin du XIXème siècle dans un style allemand aux nombreuses pointes et tourelles. Nous n’en verrons que l’extérieur, l’endroit étant encore fermé aux visites, mais nous en verrons suffisamment pour ressortir nos carnets de croquis.
Viscri, son église fortifiée
Sur notre route, nous faisons un second arrêt à Viscri, village saxon. Classé au patrimoine mondial de l’humanité, il est soigneusement entretenu pour conserver son aspect ancien. La route qui y mène est neuve, puis s’arrête brusquement au moment où elle traverse le village pour laisser la place à une rue en terre. Nous nous stationnons au parking des visiteurs, seuls. Un chemin longe les jardins particuliers et nous amène au centre du village, jusqu’à l’église, une des plus belles églises fortifiées de la Transylvanie. Le village est un musée à ciel ouvert, beau, typique mais vide. Les seuls bruits sont ceux des ouvriers et travaux en cours. Le portail du parc est ouvert, chouette, la visite de l’église est-elle permise ? Non, très vite le garde nous presse de partir. Désagréable. Il n’y a personne. Demi-tour. Nous tentons de suivre le chemin qui fait le tour du parc et nous sommes bien inspirés. Nous accédons à un joli point de vue sur cette église qui ressemble en tout point à un château fort. Arrêt croquis. Et nous repartons. Il nous reste 1h20 de route jusqu’à Furtușu.
Vers le mont Firtos
Inlăceni. La route s’arrête. Une piste continue. Nous ne sommes pas encore à Firtușu ? Non, encore cinq kilomètres. Cinq kilomètres de piste. Ok, ça promet. Dans le village, tout le monde nous regarde passer. Nous saluons, on nous salue parfois en retour. Firtușu. Nous y sommes cette fois. Un tas de fumier nous accueille derrière le panneau rouillé qui porte les deux noms du village. En roumain. Et en hongrois. De même, nous traversons le village lentement sous les yeux interloqués des habitants. “Buna !” fait-on un peu gênés derrière les vitres de notre gros camion. De l’autre côté, nous trouvons le petit parking sur lequel Feri nous a dit de nous stationner. “Laissez le camion là, et montez nous rejoindre à pied pour voir l’état du chemin et si vous pouvez vous y engager” était la consigne. Ça promet. Effectivement, le chemin en question est un peu plus bas. Pas un chemin non, seulement des traces de roue sur une prairie qui monte. Nous montons, montons, presque une centaine de mètres avant de passer la clôture et d’arriver chez nos hôtes. Encore 30 mètres plus haut, une tripotée d’enfants nous repère, ils descendent vers nous en courant. Les robes à fleurs, la petite maison plus haut, les herbes hautes… Le cliché est incroyable. Je n’ose pas prendre une photo tout de suite, faisons connaissance d’abord. Chaque enfant nous donne son nom, impossible d’identifier ces sonorités nouvelles et de les retenir toutes. Puis une grande dame avec un bébé dans les bras vient nous saluer, en anglais. Elle vit dans la maison d’hôte de la ferme, les propriétaires sont plus haut. Elle nous invite à les rejoindre puis s’éclipse. Bertha, accroupie dans son potager nous fait signe de monter jusqu’à elle. Jupe en velours et pieds nus, elle arrose son jardin avec un arrosoir et l’eau de la mare à côté. Souriante et très accueillante, nous sommes invités à partager le dîner ensemble ce soir. Bertha doit cueillir quelques feuilles de salade pour compléter le menu. Immédiatement Lison s’empare d’un arrosoir resté seul et imite Bertha. Solène s’est rapprochée des chèvres dans leur enclos et fait leur connaissance avec prudence.
Feri nous rejoint rapidement et s’enquiert la possibilité de stationner notre “auto-rulota” sur leur propriété, de l’autre côté de la prairie que nous venons de gravir. Pierre est confiant, le sol est très sec, l’Emile-Pat devrait grimper. Il redescend avec Feri et Capucine et entame une montée sportive de la bête, il glisse un peu à un endroit, mais ça passe. Il se stationne juste après la clôture, de toute façon, impossible d’aller plus loin, il n’y a pas d’autre choix. Partout autour, la vue est belle, et le camion est plat, c’est parfait. Nous rejoignons donc tous la petite maison au dessus du potager. Une maison aux murs de bois et de terre. Sous la minuscule terrasse, une chatte protège trois minuscules chatons. “Ils sont nés aujourd’hui”, nous dit Feri, “et nous avons deux autres chattes enceintes également”. Capucine est aux anges, elle n’avait jamais vu de si petits chatons. Impossible de les câliner pour l’instant, ils doivent rester bien blottis contre les mamelles de leur maman. Nous nous déchaussons pour entrer. En face de la porte, un immense four en terre prend toute la place. Il est tellement gros qu’il semble capable de transformer l’endroit en un sauna. Bertha et Feri ont construit eux-même leur maison dans un esprit de simplicité et avec des matériaux naturels. Deux petites ailes ont été rajoutées l’été dernier avec l’aide de wwoofers. Un poêle à bois sert de cuisinière. L’eau vient de la montagne et l’électricité d’un panneau solaire. Les meubles sont rares ou fabriqués maison, comme les tapis qui parent les sols et les bas de murs. La table familiale est placée dans l’aile récemment construite et très lumineuse. Nous nous y installons. Bertha nous a préparé du riz avec des tomates et quelques autres légumes non identifiés. Nous nous régalons mais tout le monde ne mange pas avec nous. Enfants et papa ont déjà mangé. Nous mettrons plusieurs jours à comprendre qu’ils ont l’habitude de manger simplement deux fois par jour, un copieux petit déjeuner tard le matin et un dîner vers cinq heures. Les filles mangent rapidement et retournent jouer avec leurs nouvelles copines. Capucine se souvient que nous avons un jeu facile à partager sans parler la même langue. C’est l’occasion parfaite de l’utiliser.
Le pays Sicule
Car cette petite famille parle hongrois, comme une majorité de personnes dans cette région. Ils sont restés attachés à leur langue malgré le traité du Trianon qui après la première guerre mondiale, a redessiné les frontières des pays, donnant l’ensemble de la Transylvanie à la Roumanie alliée des vainqueurs.
Par le traité de Trianon du 4 juin 1920, la Hongrie austro-hongroise est disloquée et perd des territoires au profit de tous ses voisins sans exception, et sa superficie diminue de deux tiers. Malgré l’intégration des pays voisins à l’union européenne et la libre circulation des personnes, certains revendications concernant les frontières sont toujours présentes et le gouvernement nationaliste de Viktor Orbán prépare une commémoration du traité de Trianon, qu’il souhaite « grandiose et tragique », pour son centième anniversaire en 2020.
En Roumanie, 1 227 623 personnes se déclarent hongroises, et vivent essentiellement en Transylvanie et dans le “Pays Sicule”.
Ces considérations de frontières, Feri et Bertha s’en moquent bien. Ils sont venus s’installer ici il y a neuf ans. Feri est hongrois de Roumanie, Firtușu est le village de son enfance. Bertha est hongroise de Hongrie, elle a passé la frontière, et vit ici depuis. Ensemble, ils sont venus construire une vie d’autonomie, de liberté et de nature. “Que pensez-vous de cette crise ?” nous demandent-ils. Eux, s’en amusent. Cela fait longtemps qu’ils ont fait le constat que notre monde devenait fou et qu’il fallait s’en extraire. Ils regardent la décadence avec un brin de détachement, ils l’avaient en quelque sorte prévue. Bienvenue dans le monde nouveau.
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