Mardi 17 mars 2020. J249. Bulgarie. Il va sans dire qu’encore une fois, nous n’avons pas assez dormi cette nuit. Autour de la table du petit-déjeuner, c’est mise au point. Il s’agit que les filles saisissent bien ce qu’il risque de se passer, sans non plus les inquiéter. Numéro d’équilibriste. Il y a comme une ambiance de reddition ce matin. Nous allons nous en remettre aux autorités roumaines et nous savons que si elles nous bloquent, nous nous soumettrons. Les textes sont pourtant précis, le pays est fermé à tous les étrangers en provenance de pays où plus de 500 cas de coronavirus sont avérés. Et ce matin il y a toujours 51 cas avérés en Bulgarie. Malgré cela, nous nous préparons au pire, même au rapatriement.
Nous quittons notre spot et nos cigognes dans une ambiance morose. 1h20 de route, jusqu’à Roussé, la ville frontière. Nous claquons nos derniers billets bulgares en essence, plus rien ne nous retient. L’ambassade nous a répondu ce matin à 8h20, ils ont demandé confirmation de nos droits aux autorités roumaines. Pas sûr que nous aurons la réponse avant la frontière. D’ailleurs, nous y voilà. Un péage, nous nous engageons sur le pont de l’amitié, le Danube est sous nos pieds, nous sommes en Roumanie. Si c’était si simple… La douane est de l’autre côté. Nous expliquons notre cas, le premier douanier est surpris et d’abord admiratif. Il nous parle en français, beaucoup de roumains sont francophiles et francophones.
Séjour à la frontière
Les douaniers se consultent, nous voyons bien que nous leur posons un cas de conscience. Nous avons le droit de rentrer, mais laisser passer des français semble compliqué. Après de longues minutes d’attente, on nous explique qu’on ferait mieux de retourner en Bulgarie, car en Roumanie, “nous serons confinés 14 jours” , et qu’ensuite “nous serons bloqués dans le pays car toutes les frontières autour sont fermées”, mais que “nous n’avons pas le droit d’y rester plus de 30 jours”,… “Nous ferions mieux vraiment d’aller en Bulgarie, certes nous devrons être confinés mais au moins, nous serions à l’hôtel”. Les raisons données sont confuses. Et puis en Bulgarie tous les hôtels sont fermés, ne sont-ils pas au courant ?
Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de 30 jours maximum ? C’est la décision de fermeture de l’espace européen, mais ils nous la servent à toutes les sauces. On nous explique plusieurs fois que vraiment, nous ferions mieux de retourner en Bulgarie. Non, nous souhaitons entrer en Roumanie. Nous voilà embarqués par les gendarmes. Les “jandarmes” en roumain, nous sommes revenus en terre latine et la langue est bien plus facile à deviner que le cyrillique bulgare ou le grec.
On nous gare devant quelques tentes en plastique, un hôpital de campagne peut-être ?… Deux véhicules de gendarmes nous gardent, ou cas où on s’enfuirait sans nos passeports… C’est Pierre le seul interlocuteur des douaniers, moi je suis reléguée à la garde des enfants, hyper frustrant et hyper stressant. Voilà que le laïus de la Bulgarie terre d’accueil reprend. “On ne peut pas faire ce que l’on veut en Roumanie !” Pierre vient nous informer régulièrement de ses pourparlers, ça dure, ça dure… Seule avec mes enfants, je pleure. Ça sent la fin. La Roumanie ne veut pas de nous. Je nous imagine laisser notre maison de voyage ici, dans un parking miteux et rentrer en France sans bagage. Pour aller où ? Notre maison est louée. On n’aura même pas le bonheur de revoir les amis, puisque tout le monde est confiné. À ce moment là, je désespère totalement en me blottissant dans le câlin de mes enfants.
L’ambassade nous rappelle, elle est formelle. Nous avons le droit de passer et ils n’ont pas le droit de nous mettre en quatorzaine. C’est bon. À mes yeux, c’est gagné. Il ne reste plus qu’un détail avant d’être tout à fait libre, récupérer nos passeports. Pierre était en première ligne. Je lui laisse la plume pour vous raconter son improbable confrontation avec les douaniers roumains.
L’ambassade nous rappelle, elle est formelle. Nous avons le droit de passer et ils n’ont pas le droit de nous mettre en quatorzaine. C’est bon. À mes yeux, c’est gagné. Il ne reste plus qu’un détail avant d’être tout à fait libre, récupérer nos passeports. Pierre était en première ligne.
Entrevue avec l’assistant sanitaire – acte I
“Tu es fol ! Tu es fol ! Tu es fol !”. J’ai en face de moi un assistant sanitaire de je ne sais quelle institution, ce n’est pas un policier, avec combi anti-contamination, masque, gants. C’est lui qui a nos passeports. Il est chargé de faire remplir le formulaire “Covid-19” aux étrangers entrant en Roumanie. Je sais que je n’enfreins aucune règle, je sais que la frontière n’est pas fermée bien que nous soyons quasi seuls à y passer ce matin (excepté les transits de marchandises). Je vois bien qu’il s’agit d’une situation inédite et que tous ces gens essaient de gérer malgré les règles qui changent quasi tous les jours depuis vendredi. Ils sont paniqués. Et moi français, avec mes 10 000 contaminations à ce jour, j’ai le toupet de faire le malin chez eux.
Il enlève son masque. Je me fais donc engueuler pendant trois minutes. Empathie, je ne suis que l’épouvantail sur lequel il lâche ses nerfs, restons humains, nous sommes frères.
L’assistant sanitaire me redit que je ferai mieux de retourner en Bulgarie, ce n’est pas bien de rester ici, tout ferme. Je serai bloqué au moins 30 jours en Roumanie avec mise en “quarantine”. Ok, je suis d’accord, je préfère rester en Roumanie. Il s’asseoit sur son banc, met le mien en place en face de lui, une table, 50 centimètres sépare nos deux visages. Il commence à remplir le fameux questionnaire. Puis s’arrête. Il regarde mon prénom sur le passeport, et commence toutes ses phrases avec un “Piérre” charmant, à l’accent roumain. En fait il ne parle ni anglais, juste quelques mots, ni français, juste quelques mots, ni espagnol. La communication est donc un peu compliquée. Malgré tout j’ai bien compris qu’il me demande de noter la date de départ de France, puis de lister les pays par lesquels nous sommes passés, avec les dates. Ok, ça va être long, mais la demande est normale. Je commence. Quand il voit écrit “2019”, il s’énerve de nouveau. “Piérre non !”. Je comprends qu’il me demande de lister les pays en 2020 seulement. “Ok, ok”, j’use de mon calme légendaire pour garder maîtrise de la situation, il ne faut pas faire de vague ici. Je note donc “01/01/2020 -> 11/01/2020 : Italy, 12/01 -> 17/01 -> Slovenia, …”. Il déchiffre ce que j’écris, et de nouveau il s’énerve, parce qu’il n’arrive pas à bien se faire comprendre, mais surtout parce que nous sommes un cas bizarre auquel il ne s’attendait pas. Il ne se calme pas, alors je lui explique notre contexte tout en anglais : “Nous voyageons depuis 8 mois, quand il y a eu la situation du coronavirus et les états d’urgence nous étions en Bulgarie et nous avons préféré passer en Roumanie car nous avons plus de facilité à communiquer ici (la preuve que non), pour pouvoir trouver une solution. Nous nous sommes mis en relation avec l’ambassade la veille de notre arrivée”. “Piérre, pas comprends tout tu dis. Comprends certaines choses comme ambassade mais pas tout.”
Je ne lui dis pas mais je pense très fort : les bulgares nous disent que c’est mieux ici et les roumains que c’est mieux là-bas, donc je ne crois personne. Nous sommes bloqués dans tous les cas, ils ne veulent pas porter la responsabilité d’avoir des français infestés chez eux. “Piérre, tout à l’heure je énervé, … Piérre, Piérre, écrit pas 2020”. Il note un trois en chiffre romain. Bon, en fait il ne veut finalement que le mois de mars 2020. Ca y est nous y arrivons. Il remplit le premier formulaire à mon nom. Pendant tout l’entretien il avait une boite en carton qui devait contenir un thermomètre. Il ne l’a toujours pas sorti. “Piérre, oun moment”, il doit s’entretenir avec je ne sais pas qui, “Come back”. “Ok”, je reste planté là. Puis il me dit “Peux aller dans la, comment on dit… – La voiture – (un grand sourire) La voiture !”. Me voilà de retour dans le camping-car à attendre le retour de l’assistant sanitaire. Je raconte à Céline, puis je prends le temps de manger, en attendant longuement.
Mi-temps
Pendant la pause repas donc, en attendant l’assistant sanitaire qui a nos passeports, et la confirmation de la quarantaine, voilà qu’un policier des frontières vient nous voir, juste avant le retour de l’assistant. En fait il vient nous persuader de ne pas rester en Roumanie, sur un ton assez dur qui me fait vraiment douter de notre décision. “C’est l’état d’urgence ici, tout est fermé, Hongrie fermée, Slovaquie fermée. Repartez en Bulgarie et essayez de passer par la Grèce et remontez…”. Il ne finit pas sa phrase car il doit bien savoir que les frontières serbes, albanaises et macédoniennes sont bloquées (nos copains de VertVanLife en ont fait l’amère expérience), en plus de l’espace européen avec la Croatie, Slovénie, Italie. “Quel est votre choix ? – Heu est-ce qu’on peut discuter un peu entre nous ? – Appelez l’ambassade. Quand vous avez fini, dites aux gendarmes de m’appeler”. Bon là je me dis qu’il a pourri tout le travail de l’assistant sanitaire, ils ne sont pas sympas entre eux. L’assistant venait de réapparaître, il repart, à pied. L’ambassade injoignable sur le champ par téléphone nous rappelle quand même très rapidement après un mail envoyé par Céline. La personne nous rappelle ce qu’on savait déjà et nous conforte très assurément que nous n’avons pas de quarantaine à faire. Je vais donc expliquer aux gendarmes que nous avons appelé l’ambassade et que le policier de tout à l’heure m’a demandé de le faire appeler. La gendarmette me demande quelle est ma décision, bon nous ne reverrons pas le policier en fait.
Entrevue avec l’assistant sanitaire – acte II
Et voilà le retour de l’assistant sanitaire. On le voit arriver de loin, c’est le seul qui se déplace à pied dans l’immensité de cette zone frontière. Nous retournons dans la grande tente, sur notre minuscule table, un gendarme l’accompagne. Il m’informe que nous n’aurons pas de quarantaine, et commence à remplir les quatre autres formulaires. Il remplit un champ puis s’arrête : “Ha la France, la culture française ! Balzac, Hugo”. “J’adore français, j’aime parler français”. Il retourne sur son remplissage de formulaire. Deux champs plus tard : “Foot ! Monaco, PSG, Cantona, Jean-Pierre Papin, Zidane ! Tu aimes foot ? Dezailly ! – Heu oui – Quel club ?”. Là je me dis que c’est la question piège “- Heu PSG ! – Ha oui c’est mienne équipe (il mime une grande chevelure) Cavani ! M’bappé français ! – Heu oui”. “Mon sport c’est tennis table”. Il me cite tout un tas de noms de vieux joueurs français de ping-pong que je ne connais absolument pas. Puis quand même j’en connais un, le plus jeune d’entre eux surement, je le reprends de façon assurée : “Non, pas Jean-Philippe Gautier, Jean-Philippe Gatien ! – Ha ? – Oui”. Il me fait signer tous les formulaires puis il voulait que j’écrive une phrase en bas, mais il ne savait pas me faire comprendre quoi écrire, il a très vite laissé tombé “Non, pas problème, pas grave”. Il a gardé les formulaires et en a rempli un sixième pour moi, pour copie, sur lequel il a mis une phrase en roumain à la fin, celle qu’il voulait me faire écrire en français. Ce papier sera surement important pour notre séjour en Roumanie.
Voilà, ça y est l’assistant sanitaire nous rend les passeports, presque quatre heures après notre arrivée au poste-frontière. Je sens qu’il voudrait bien me serrer la main mais la situation le retient. “Hé, bon… comment dit ? – Voyage ? – Bon voyage !”. J’ai vu en lui un homme complètement dépassé par les événements, un être humain chaleureux mais débordé, tangué par sa hiérarchie, tangué par la police, trop seul dans son travail peut être ? Cet homme serait-il l’incarnation de la panique et de l’impuissance de nos pays européens face à un tel événement ?
Premiers kilomètres en Roumanie
Ha le sentiment de liberté ! Nous sommes passés. Dans notre droit. Nous sommes libres. Bien sûr nous pratiquerons l’isolement social et tous les gestes barrières pour nous protéger et protéger les autres. Mais la Carapate continue. Achat de la vignette routière et zou.
Il nous faut maintenant un spot, isolé, pas loin et de préférence sympa. Le parking d’un parc naturel fera l’affaire. Une promenade. De l’air. Après une longue journée enfermés, nous avons besoin de sentir l’air sur nos joues et le soleil dans nos yeux. La liberté. Les filles réclament leurs roulettes. La liberté. L’endroit est mignon, mais la promenade est fermée un peu plus loin. Encore un coup du coronavirus peut-être ? Qu’importe. Nous sommes dehors et nous sommes libres.
Du côté de nos amis des Vert Vanlife, c’est une toute autre histoire. La police est bien revenue les voir dans leur champ, mais sans médecin finalement. Pour ne pas s’approcher des pestiférés, ils leur ont parlé avec un haut parleur. Puis par téléphone. Le sketch. Ils sont donc bien bloqués dans leur champ, 14 jours, et doivent se prendre eux-mêmes la température pour vérifier l’apparition de symptômes. Personne ne sait si quelqu’un viendra vérifier. Ils ont une source d’eau dans leur champ et c’est les habitants du village qui devront les ravitailler en nourriture. Incroyable. Il fait beau, il préparent un feu de camp. Sympa le confinement. Séverine raconte son carnet de bord avec beaucoup de malice >
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