Tartu, la magie des signes

Vendredi 10 juillet 2020. Lüübnitsa, Estonie. Au petit matin l’oiseau brailleur reprend son cirque. Il piaille sans cesse, nous l’entendons bien, il est perché sur notre toit. Le soleil a changé de camp, la Russie est baignée de lumière et l’arrière pays estonien est menaçant. Je me hâte de déjeuner pour pouvoir aller pagayer tant qu’il fait beau. Le lac est immense mais l’eau est calme, parfaitement plate. Le paddle, lui, a passé sa nuit sur notre toit. C’est une nouvelle technique que nous avons expérimenté pour pouvoir en faire soir et matin, sans s’embêter à le rentrer par la fenêtre jusque dans notre lit. Farfelu, mais malin.

Ce matin, le pirate de l’équipe a l’œil gonflé et le visage souriant. Il croque sa tartine comme un affamé. Avec ses parents, nous confirmons le programme initialement prévu, la visite du musée national estonien à Tartu, un musée flambant neuf, inauguré en octobre 2016, qui présente l’histoire, la vie quotidienne et les traditions des Estoniens et des peuples finno-ougriens. Nous rangeons le paddle, récupèrons tous les jouets oubliés dans les cabanes et partons. Le reste de la journée se passera sous la pluie.

Le musée national estonien

Le bâtiment du musée est impressionnant. Une voie de verre qui sort de terre et s’envole. À l’intérieur, le pays se met en valeur et l’exposition commence par le thème de l’e-estonie, cette volonté qu’a eu le pays d’être parmi les plus avancés en terme de nouvelles technologies.

D’ailleurs, nous découvrons que lorsque nos billets sont glissés sur les liseuses qui décrivent chaque objet exposé, le texte apparaît traduit en français. Génial ! Nous allons pouvoir tout comprendre, les explications sont très bien traduites et très pédagogiques. Mais ce n’est pas tout. On peut glisser notre billet sur le second pictogramme, le texte s’enregistre sur un espace web accessible avec le code personnel inscrit sur notre billet. Un musée à emporter. Les deux blogueuses qui d’habitude prennent mille notes sont toutes heureuses.

Morceau choisi numéro un : le bond du numérique

« La première connexion permanente a vu le jour en 1992, les premiers usagers ont été les enseignants et les chercheurs. Aujourd’hui, le web est présent dans tous les aspects de la vie. Le président Lennart Meri s’est battu pour relier l’Estonie au monde. C’est sous son mandat qu’ont vu le jour des infrastructures comme le réseau téléphonique et les premières connexions internet. En 1996, il a lancé le programme « Saut du tigre », pour équiper les écoles en ordinateurs et former professeurs et élèves. Depuis 2000, le papier a disparu des conseils des ministres, et depuis 2007 les Estoniens peuvent voter par internet. Les déclarations de revenus se font à 94 % par voie électronique, et il suffit de cinq minutes pour compléter, contrôler et signer les déclarations pré-remplie. »

L’exposition démarre par l’époque contemporaine pour nous faire remonter le temps. La vie sous l’occupation soviétique est remarquablement décrite. Les différents peuples et leurs apports à la culture estonienne nous sont expliqués. Les orthodoxes à partir du XI ème siècle, les germano-baltes au XIII ème siècle, les luthériens au XVI ème siècle, les danois, les suédois, les vieux-croyants…

Morceau choisi numéro deux : les peuples d’Estonie

« Les premières églises orthodoxes sont apparues en Estonie, de façon éphémère, dès le XIe siècle. Sous la domination suédoise (1629–1710), l’Estonie était entièrement luthérienne, les autres confessions étaient réprimées. L’orthodoxie disparut, mais à partir de la fin du XVIIe siècle, des vieux-croyants persécutés après la réforme liturgique russe s’installèrent sur la rive du lac Peipsi. Après la Grande Guerre du Nord, le pouvoir russe a promu l’orthodoxie en Estonie, en promettant des terres aux paysans qui se convertiraient.

Entre XVIe et XIXe siècles, les Estoniens étaient avant tout le peuple de la terre. Quoique membres de la communauté chrétienne, allant à l’église et priant Dieu, ils n’en croyaient pas moins aux forces spirituelles de la nature, demeuraient en relation avec leurs ancêtres défunts et chantaient des récits de création en vers traditionnels, où le cosmos naissait de l’œuf d’un oiseau surnaturel.

La présence germanique durable en Estonie a débuté au XIIIe siècle, avec l’arrivée de la croisade colonisatrice allemande. Le nouvel ordre, imposé par la force, concentrait les pouvoirs politique, économique et idéologique aux mains des Allemands, et les Estoniens furent relégués pour des siècles à un rang inférieur.

Un groupe ethnique a été présent pendant des siècles dans la culture estonienne : les Suédois de la côte. Aucune source n’indique les raisons ni les circonstances de leur arrivée. À la fin du moyen-âge, la population suédoise de la côte était à son maximum. Leurs activités principales étaient la chasse au phoque, l’élevage et la culture. Ils parlaient leur langue et avaient gardé leur culture matérielle, qui influença Estoniens de la côte, sans toutefois pénétrer plus avant dans les terres.

Au XIIIe siècle, les croisés allemands et danois envahirent l’Estonie. Peu nombreux, le groupe qu’ils constituaient allait avoir une influence décisive sur la société. Changement le plus profond, les paysans perdirent leurs droits sur leur terre qui appartenait désormais officiellement aux nouveaux seigneurs, prélevant une taxe sur les récoltes – en Estonie, généralement un quart – ainsi que des bestiaux, des œufs, du miel, des poissons, du lin, du chanvre, etc. Aux paysans suédois, sur la côte ouest, on demandait du fromage et du beurre. S’y ajoutaient le foin (généralement une charrette par ferme), du bois d’œuvre et de chauffage, du charbon et diverses taxes en argent. Les rapports entre le manoir et les paysans dépendaient des individus, et la tradition mentionne de bons comme de mauvais seigneurs. Nombre d’innovations, modes de culture, habillement, ameublement des fermes,… arrivèrent par les domaines. »

En racontant l’histoire des peuples estoniens, le musée fait la part belle aux arts populaires. Traditions décoratives et design moderne, cet aspect m’a fasciné. Comme en Grèce ou en Irlande, j’aime cette manière qu’ont les artistes d’aujourd’hui à faire vivre les motifs anciens. Clou de l’exposition, ces mannequins de polystyrène habillés de costumes traditionnels, dansant et adoptant toutes sortes de postures joyeuses et festives. Leurs habits sont beaux, anciens, vifs en couleurs, rayures, fleurs et motifs géométriques. Leur disposition resemblant à une farandole bruyante.

Morceau choisi numéro trois : la magie des signes

« La foi que le peuple gardait en la magie des signes a inspiré les artistes. Les Estoniens attribuaient par exemple à une ligne brisée faite de triangles la signification protectrice de la « ligne-serpent » magique. La croix était un motif immémorial, l’étoile à huit branches un signe de chance, un cercle avec des rayons le symbole du soleil. Le carré à boucles ou le treillis étaient des signes de sorcellerie, qui protégeaient des accidents. Les symboles ont été préservés grâce à leur signification, même en devenant purement décoratifs. Au XVIIe siècle, les ornements végétaux inspirés des cultures renaissance et baroque se sont ajoutés aux motifs géométriques, tout en s’adaptant à l’esthétique traditionnelle. En 1925, la Fondation pour la culture (Kultuurkapital) est devenue le bras de l’État pour aider la création, avec l’argent des taxes sur l’alcool et le tabac. Les créateurs ont reçu des bourses, les associations ont pu fonctionner et organiser des événements culturels. »

Hop, mon carnet de dessin, quelques motifs en souvenir. C’est déjà l’heure de fermeture du musée, nous n’avons pas vu le temps passer. Merci Tartu, ton musée est génial.

Ce soir nous n’irons pas loin pour dormir. Un lac, comme d’habitude, un campement, comme d’habitude. Oups, un groupe de jeunes y est déjà installé, c’est vrai que nous sommes vendredi soir. Ils auront la franchise de nous dire qu’ils ne s’apprêtaient pas à être silencieux cette nuit et nous ont gentiment indiqué un autre spot plus loin sur le chemin. Très bien. Voilà un coin tranquille et malgré la petite pluie, plusieurs s’activent dehors aux cueillettes. Myrtilles. Cèpes. Girolles. Les pays Baltes sont magiques.

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