Lundi 13 avril 2020, jour 276. Snagov, Roumanie. 20h58 à Snagov, 19h58 en France. Les petits frenchies sont tous assis devant la télévision attendant impatiemment que leur président prenne la parole. Laura s’en amuse. Les Roumains n’ont pas l’habitude de ce genre de rituel, de ces adresses longues et massivement regardées. Leur président, Klaus Iohannis, s’exprimera également demain, à 14h, à l’heure où les gens travaillent, pendant dix minutes, parlant doucement, presque mécaniquement, droit comme un i devant les drapeaux de sa salle de presse, et Laura le regardera un peu plus tard sur Facebook. Laura nous montre une autre intervention, celle d’un journaliste roumain qui, comparant les deux interventions, se rira de leur président, l’invitant à prendre des cours auprès d’Emmanuel Macron, tellement plus expressif et empathique. “Notre président nous a dit que la Roumanie était bien préparée pour cette pandémie !” s’amuse jaune Laura qui pense bien le contraire.
C’est vrai que notre président a bien parlé. Il a même réussi à nous rassurer un instant. Mais dès le lendemain, entendre experts et épidémiologues être incapables d’expliquer les décisions annoncées, réouverture des écoles, tests des symptômes sans recherche des chaînes de contaminations, entre autres, a de quoi angoisser même une optimiste comme moi.
Un détail dans son discours, un détail fait l’effet d’un glaçon dans mon esprit bouillonnant. Le tourisme est cité comme l’un des secteurs qui n’est pas prêt à reprendre. C’est évident. Mais cela lève le voile sur cette évidence que j’avais consciencieusement cachée hors de ma vue.
Poursuivre notre Carapate n’arrivera pas, même avec toute la patience du monde, même d’ici les quatre mois de congés sabbatiques qu’il nous reste. C’est pas que nous avons besoin que restaurants, musées et boutiques à touristes soient ouverts pour que nous puissions voyager, non. Mais nous déplacer lentement d’une ville à l’autre, quelles que soient les mesures barrières les plus rigoureuses que nous pouvons adopter, fait de nous des vecteurs de ce virus. Et des dangers pour les populations et les gouvernements des pays que nous aurions souhaité traverser. L’évidence. L’évidence me brûle donc les yeux et le cœur. Après huit mois de voyage et cinq mois avant la fin, nous n’avons aucune autre option que d’accepter l’arrêt définitif, ici, dans ce chouette pays qu’est la Roumanie que nous n’aurons presque pas vu, et juste avant les lointains Pays Baltes et Scandinaves, qui auraient du être le point culminant de ce voyage. Nous étions pourtant tellement bien dans ce voyage. Nous avions réussi à apprendre à vivre tous les cinq ensemble 24h sur 24. Nous avions appris à gérer les contraintes quotidiennes de manière plus simple. Nous avions réussi à faire l’école à la maison de manière rapide, efficace, diversifiée et agréable. Nous avions réussi à rejoindre des contrées presque toujours ensoleillées et à y passer tout l’hiver. Nous avions réussi à réparer le système électrique de notre camping-car et à y vivre très confortablement. Nous avions réussi à prendre le temps de vivre, à découvrir de nouvelles choses tous les jours, à faire notre pain quotidien, à nous contenter de peu, à nous délecter chaque jour d’un paysage différent, à nous émerveiller chaque matin et chaque soir du rendez-vous quotidien que nous avions avec le soleil.
L’évidence. Nous n’avons maintenant plus qu’à rentrer à Rodez. Quand le moment sera venu. Un mail à l’ambassade de France en Hongrie. Est-il possible de traverser par voie terrestre le territoire pour rentrer en France ? Oui, cela est possible. Un genre de “couloir sanitaire” est mis en place pour les personnes en transit. Les frontières sont fermées entend-t-on dans les médias. Pas tout à fait en réalité. RDV à 21h à la frontière de Nadlac, contrôle d’identité, attestations de transit, contrôle médical et nous pourrions entrer sur le territoire hongrois, rester strictement sur l’autoroute, et rejoindre la frontière autrichienne après sept heures de route, et avant cinq heure du matin. Une nuit de conduite. Sans compter qu’ensuite, la traversée de l’Autriche ne s’annonce pas moins compliquée. Moi qui rêvais de rentrer tranquilou, une heure de route par jour, en passant par les routes de campagne… je l’avais bien cachée de ma vue l’évidence. Quoi qu’il en soit, ce transit est bien laborieuse pour notre petite famille et rien ne nous contraint à prendre la route immédiatement. Surtout pas Gaël, Laura et Béatrice trop heureux de ne pas vivre seuls ce moment d’enfermement.
Lundi, j’avais fini mes deux carnets de dessins. Je n’ai plus de croquis à coloriser.
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