Vendredi 27 mars 2020. J259. Snagov, Roumanie. C’est Pierre qui est chargé de l’école ce matin. Car me revient une mission de la plus haute dangerosité. Faire les courses. Dix jours, nous avons tenu sans dépenser un kopeck. Un record pour une famille de cinq disposant de trois petits placards et un minuscule frigidaire ! Et j’aurais pu tenir deux jours de plus facile ! Mais nous n’avons plus ni pain, ni farine. Alors quand Gaël m’a proposé hier de me prendre avec lui dans sa bat-mobile pour aller affronter l’ennemi Covid et ravitailler ma troupe, je n’ai pas hésité un instant. Nous voilà donc équipés ce matin de nos armes anti-virales, masque de peinture et déclaration de sortie en roumain, prêts pour la bataille. Direction : le “Méga Image”.
Si si, c’est le nom du petit hyper marché du quartier. Mais avant ça, Gaël ce fou, profite de l’escapade pour me faire visiter son village. Snagov, connu pour avoir été la ville de résidence de Ceaușescu, connue aujourd’hui pour être la banlieue chic de Bucarest où vivent hommes politiques, gens de médias et riches entrepreneurs.
Arrivés sur le champ de bataille, il faut commencer… par faire la queue. Ho, pas longtemps, nous entrons assez vite. L’hyper est assez petit et très dense, les rayons sont saturés de caddies de marchandises en attente d’être mises en rayon. Le combattant Gaël fait son tour rapidement, il a ses habitudes. Moi, c’est une autre histoire. Il me faut passer chaque rayon, tenter de décrypter les étiquettes à la recherche de gâteaux sans huile de palme, des fromages pas trop dégeu, chercher les AOP, regarder les origines,… Quel cauchemar. Bon, le roumain est quand même bien plus facile à deviner que ces langues cyrilliques, ça c’est un premier bon point. Par contre, sur l’origine des fruits et légumes, j’abandonne à contre cœur le strictement “du pays” et élargit encore mon rayon d’acceptabilité. Bienvenue aux légumes made in Turquie et aux fraises made in Grèce… Et quand on croit être arrivé au bout de ces dix étroits rayons, on relit sa liste et bim, il manque quelque chose : les 12 briques de lait qui doivent me servir à tenir pour les douze jours à venir. Et il faut savoir que dans ces pays de l’est, le lait UHT longue conservation n’est pas à la mode, qu’il faut le chercher tout en bas du rayon gâteaux et qu’il ne reste que huit briques. Je prends tout, et comme j’étais parti en laissant mon caddie à la caisse, je retraverse tout l’hyper avec ma colonne de huit briques de lait en équilibre entre mes mains et mon menton. Comme Gusgus dans Cendrillon. Heureusement que personne ne me connaît ici.
Pendant ce temps, vingt personnes attendent dehors leur tour pour rentrer. Moi je ressors en sueur avec un caddie sur le point de déborder. Heureusement que personne ne me connaît ici.
Pendant ce temps, Gaël m’attend patiemment dans sa bat-mobile. Il a consulté les conseils éclairés de France Inter* qui nous donnent une check-list minutieuse pour se préparer à la seconde bataille qui s’en vient : Ranger ses courses. L’horreur de la guerre continue.
Enlever son masque. Check. Se laver les mains. Check. Dépackager le frais et lui trouver une place dans le frigidaire. Jouer à Tetris. Check. Plonger fruits et légumes dans un évier d’eau vinaigrée. Check. Sortir et essuyer chaque fruit. Et chaque légume. Check. Ranger les fruits dans le bac à fruit. Tasser un peu faut que ça rentre. Check. Ranger les légumes dans le frigidaire. Recommencer la partie de Tetris. Check. Et laisser les courses s’aérer trois heures dehors. Ha, ça tombe bien parce là, j’en ai marre. Drapeau blanc, on fait une pause.
Pause repas. Réchauffage de reste et fraises au sucre. Check. Café. Check. La bataille peut recommencer. Dépackage, tri, placard par placard. Et puis je vide chaque placard pour tout réagencer. Faut que ça rentre. Tetris en 3D.
Après plusieurs heures de lutte acharnée la bataille semble gagnée : mes trois placards son pleins. Et fermés !
Pendant ce temps, Pierre a commencé à réparer son vélo, mais pas trop vite. Il faut en garder pour demain, après demain, après après demain et après après après demain. Moi, je peux désormais me consacrer à ce qui me fait vraiment plaisir, peindre mes croquis, mais pas trop. Il faut en garder pour demain, après demain, après après demain et après après après demain.
Pendant ce temps Capucine s’acharne à réussir ses maths. Solène a trouvé un bac à sable. Et Lison s’essaye à la boxe. Tous les sports, absolument tous, lui plaisent.
Je me sens mieux maintenant chez Laura et Gaël. Je me sens en sécurité. Personne ne va venir nous dire que nous n’avons pas à être là. Personne ne viendra nous contrôler et nous suspecter d’être des pestiférés en situation irrégulière. Je vois aussi que chacun s’est détendu, s’amuse et a trouvé un nouvel équilibre. Même s’il ne me paraît pas possible que nous squattions ainsi pendant plusieurs semaines, je prends finalement cette étape pour ce qu’elle est, une étape. Pas une fin.
Et je profite. De voir mes enfants jouer. De discuter avec Gaël et Laura. De parler Roumanie. De ses coins à voir, de ses traditions, de ses bizarreries, de son âme. Des Pays Baltes, que Gaël connaît bien, et que nous aimerions atteindre tant bien que mal. Gaël a baroudé dans sa vie, notamment à vélo avec ses fils. Et des voyageurs comme nous, il en voit passer quelques uns. Il fait partie du réseau Warm shower, et accueille régulièrement des voyageurs à vélo. Et puis nous parlons aussi du barbecue que nous ferons demain, si le vent se calme. Ou après demain, nous avons le temps.
*France Inter, une radio d’information, qui nous donne une check-list minutieuse pour savoir comment ranger ses courses. Vous trouvez pas ça bizarre ? Ce monde est devenu fou…
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