Mostar, l’art pour panser

Samedi 25 janvier 2020. J209. Il n’y a qu’une heure de route pour rejoindre Mostar. Une heure silencieuse. Nous regardons où nous sommes. Des forêts, des petits champs labourés, d’autres en proie à l’embroussaillement, des maisons pas terminées, des bâtiments en ruine qui ne cachent pas les impacts de la guerre. Et puis soudain une grande entreprise, flambant neuve, puis une autre, toute une zone d’activités. Et puis des déchets, encore et toujours, tout le long de la route.

Après une grande descente, nous arrivons dans la vallée au fond de laquelle la grande ville de Mostar est étalée. Je pensais que c’était une toute petite ville, non, c’est l’ancienne capitale de l’Herzégovine, cette région du sud de la Bosnie. Nous entrons. La ville est composée d’un étrange mic mac de bâtiments neufs et de ruines. Une espèce de haute tour triangulaire grise et ouverte aux quatre vents surplombe toutes les autres. « Snipers tower » nous accueille. Froid dans le dos. Elle est affreuse et en même temps, elle est décorée, peinte d’étranges créatures que nous ne discernons pas encore.

C’est là que le silence a disparu sous les lamentations de nos bambins affamés. Il faut vite que nous trouvions à nous stationner. Le park4night que nous avions programmé sur le GPS est un parking occupé par une fête foraine en démontage. Impossible.

Trouver autre chose. Plus d’internet, plus de park4night, plus de carte. À l’ancienne. « Va dans cette rue, je le sens bien », nous trouvons plutôt rapidement. Pierre fait le tour du quartier pendant que je nourris mes oisillons. Le parcmètre est cassé, personne ne paie. Nous sommes dans une rue longée à gauche de résidences, à droite de ce qui ressemble à une prison. Pas d’internet, pas de traducteur. L’alphabet cyrillique nous interdit de deviner quelque mot que ce soit. L’entrée du bâtiment est truffé de caméras et surmonté de barbelés. Beaucoup de passants sur le trottoir. Beaucoup de fresques murales pleines de couleurs vives. Nous nous sentons bien ici, nous pouvons y laisser l’Emile-Pat et partir explorer la ville. « C’est fou, Maman, ce pays, je ne savais même pas qu’il existait ! » me confie Lison qui est curieuse de découvrir cette histoire de guerre et de paix.

Mélangeons

Quand nous sortons, il se remet à pleuvoir. Un peu. Nos quelques premiers pas sont contrariés. Nous réfugions vite dans un café, j’ai vu quelques pâtisseries qui feront notre dessert. Nous nous installons dans un salon de thé arabe, musique orientale, viande à kebab qui cuit lentement et petits gâteaux… autrichiens. L’ambiance est douce, l’endroit est coquet, tenu par trois femmes qui astiquent leur comptoir en chantonnant. Une famille s’installe sur la table d’à côté. La jeune maman est voilée, la mamie ne l’est pas et le papa pouponne. Ici, on paie en Mark, l’ancienne monnaie allemande. Pourquoi ? Nous ne savons pas. Mais on prend aussi les euros. Quel mélange !

Nous sommes dans le quartier bosnien, slave musulman, de Mostar. De l’autre côté du boulevard de la République populaire, dominé par la Sniper Tower, c’est le quartier croate catholique. Ce sont ces deux communautés qui se sont violemment affronté ici pendant la guerre des années 90, mais pas seulement. Les Serbes, slaves orthodoxes, s’étaient emparés des montagnes alentours. Une histoire complexe que nous mettrons deux jours à débroussailler pour essayer de comprendre.

Histoire inter-culturelle

Ce sont les romains qui ont été les premiers à s’établir ici, l’endroit était un lieu de passage stratégique sur la route commerciale entre l’Adriatique et les régions centrales. On a retrouvé des vestiges de la ville romaine sous les fondations de la ville actuelle. À la fin de l’antiquité, des basiliques chrétiennes y sont édifiées et cette présence sera permanente et active encore au Moyen Âge.

En 1470, les Ottomans conquièrent la ville. Ils l’appellent Mostar, la gardienne du pont. Un pont, stratégique, qui d’abord fut un pont suspendu. Le bourg est construit de part et d’autre et se développe. Artisans, commerçants, mosquées, bains arabes,… Les habitants demandent au Sultan, Soliman le Magnifique, un pont de pierre. Il sera construit en 1566.

En 1878, Mostar passe sous administration austro-hongroise et connaît un nouvel essor économique et urbain, elle s’industrialise. Un chemin de fer la relie à Sarajevo et Dubrovnik.  Après la première guerre mondiale, la ville fait partie de ce nouveau pays créé de toute pièce par les vainqueurs, le « Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes », la future Yougoslavie.

Le pont, emblème de Mostar

Nous continuons donc dans la vieille ville musulmane, la pluie n’a pas encore vraiment disparue. Là, nous trouvons une ancienne mosquée ouverte à la visite. Le panneau informatif est même traduit en français, nous nous sentons les bienvenus. Mais un autre barre l’entrée, une prière est en cours, nous devons attendre. Nous sommes à l’abri, très bien, attendons. L’endroit semble vivant, des claquettes attendent leurs propriétaires à l’entrée. Au sol, un beau dallage en galets ondule sur les racines d’un vieil arbre. Nous attendons. C’est si long une prière ? L’endroit est-il vraiment ouvert à la visite ? En face, le musée des victimes du génocide est fermé par un gros verrou, alors que les horaires d’ouverture le disent ouvert. Nous avons un doute. Nous ne restons pas. Allons trouver ce célèbre pont. Nous traversons maintenant le quartier touristique, une mignonne vieille ville longée de maisonnettes anciennes occupées par des boutiques de babioles. Le style est désormais tout à fait oriental. Et les commerçants sont en train de rentrer leurs étals, un à un. Il est 16h, les boutiques ferment. Étrange, nous sommes samedi. Oui, mais un samedi de janvier sous la pluie, et c’est vrai que nous ne sommes pas nombreux à flâner dans les rues. Au bout de l’allée pavée de galets, le pont est bien là, tout éclairé, avec sa forme élancée, ferme et assurée. Il est beau ce pont. Mais ce n’est pas que son architecture qui est belle. Elle est belle son histoire.

Reconstruire le pont, une entreprise de paix

Le vieux pont a toujours été le symbole de la ville, point de passage qui a permis le commerce et l’enrichissement. Mostar était réputée pour sa douceur de vivre. Pendant la guerre, tous les ponts sur la Neretva ont été détruits, sauf lui. Jusqu’au 9 novembre 1992, où les forces croates le dynamite pour de prévenir toute tentative bosniaque de s’emparer de la partie occidentale de la ville qu’ils contrôlent.

C’est la consternation. Consternation de la communauté internationale face à la destruction d’un vestige du passé. Consternation des habitants de la ville, quelle que soit leur communauté, se rassemblant subitement pour dénoncer ensemble l’acte de destructeur sur ce qui était le symbole et la fierté locale. Les accords de cessez-le-feu Washington et Vienne mettent fin aux affrontements en 1994.

En 1997, on décide sa reconstruction. Une équipe d’ouvriers croates et bosniens s’y atèle, avec l’appui d’une entreprise turque, et des financements de divers pays (Italie, Pays-Bas, Croatie) ainsi que celui de la banque mondiale et du conseil de l’Europe. Les morceaux du vieux pont sont repêchés et réutilisés. Il est refait à l’identique, selon les mêmes techniques anciennes. Le nouveau vieux pont de Mostar, devenu symbole international de paix, est inauguré en 2004.

Alors que nous en faisons le tour pour le prendre en photo sous toutes ses coutures, les minarets de la ville lancent l’appel à la prière. Soudainement, l’ambiance sonore de l’islam vient de partout et nous enveloppe. « Allahouuuuu akbaaaaar,… » C’est impressionnant, un peu magique, rassembleur, la ville parle, invite à la prière. Les filles sont émerveillées.

La nuit est désormais complètement tombée, retour à la maison. Nous avons besoin de beurre, nous entrons chez le premier épicier qui se trouve sur notre chemin. Tarik, jeune homme, tient cette échoppe qui ressemble parfaitement à un zouk, un joyeux bazar organisé. Tarik parle très bien l’anglais. « Un beurre ? Je vous conseille celui-là. Un fromage local ? Prenez celui-ci. Il ressemble un peu à… un fromage à pizza. » La comparaison n’est pas la plus glorieuse mais on est en manque de fromage, et son enthousiasme nous séduit. Pour le miel, nous devons prendre celui-la. Tarik fait nos courses à notre place. « Et c’est quoi cette viande que vous avez sur votre comptoir ? Du bœuf séché et fumé, mais c’est pas pour manger comme ça, c’est pour cuisiner en sauce ou dans une soupe. Je prends. » Tarik nous demande d’où l’on vient.

De France. Oui mais de quelle ville ? Impossible qu’il connaisse notre ville je me dis. De Rodez. Rodez ! Oui, votre équipe de foot est en ligue 2, c’est ça ? Incroyable ce garçon. Heureusement, Pierre est à jour de ses connaissances footballistiques et peut lui confirmer qu’il a raison. J’aurais bien aimé parler plus avec Tarik, lui demander s’il avait connu cette guerre, ou comment l’on vit entre les bâtiments en ruine et les impacts de balles, quelle est aujourd’hui l’ambiance entre les différentes communautés de la ville, s’ils font des teufs ensemble dans la Sniper Tower… Je n’ai pas osé. Retenue. Pudeur.

La soupe de ce soir aura un goût d’ici, un fort goût de fumé. Pas désagréable. Ce soir, nous avons le sentiment de n’avoir pas assez traîné nos godasses dans cette complexité. Il nous faut plus de temps. Demain, nous resterons ici.

Samedi 26 janvier 2020. J210. Depuis hier, en même temps que nous tentons de comprendre cette guerre, nous devons aussi l’expliquer à nos enfants. Que c’est difficile. Elles sont tellement demandeuses de comprendre, elle nous posent tellement de questions. Sur la guerre. Sur les volontés de chaque camp. Mais aussi sur les religions. Alors ce matin, notre documentaliste en chef nous ouvre son livre sur les religions. « Alors… Ha c’est là, l’islam ». Et elle lit à voix haute. Hé bien, sachez que cette lecture d’un livre documentaire pour enfant nous a appris bien des choses ! Ce matin nous nous étions levés avec l’ambition de sortir tôt du camion pour continuer nos explorations quitte à louper l’école aujourd’hui. Hé bien non, cette lecture nous a tous tenus à l’intérieur. Ça fera notre séance d’école. Passons à la pratique, allons visiter une mosquée, nous sommes tout à fait prêts maintenant !

Là où il y a eu la guerre refleurit le street-art

Avant de rejoindre la mosquée que nous voulions visiter la veille, nous faisons un tour au pied de la tour des Snipers. Nous ne l’avions vu que de loin hier. Capucine n’est vraiment pas enchantée par cette visite, cette histoire de tireurs lui fait froid dans le dos et elle ne se sent pas bien du tout à traîner ici. Ici, il y a comme une petite odeur de fumée remarque Pierre, comme si la guerre était hier. Pourtant, de près, la tour a complètement été investi par l’art de rue. Sur tous les murs, des œuvres de paix sont graffées. Ça donne une force incroyable au lieu, un pied de nez à cette guerre dont il ne reste que des messages d’espoir. L’art pour panser les blessures. Nous n’y traînons pas, attirés par les jeux d’enfants dans le parc d’à côté. Oui. Les jeux d’enfants. Sous la tour des Snipers. Mostar quoi. C’est le pied de nez des enfants.

Il se remet à pleuvoir, retour à la mosquée. L’odeur de fumée devient forte, nous en trouvons la source, le long du boulevard principal, au deuxième étage d’un bâtiment en ruine, une épaisse fumée noire et un homme accoudé à la fenêtre qui regarde les passants une bouteille de bière à la main. Un sans abri qui a allumé un feu de vieux pneus pour se réchauffer, nous imaginons. Nous passons vite vite.

Arrivée à la mosquée, toujours aussi ouverte et fermée à la fois. Il s’est remis à pleuvoir et nous avons envie de nous mettre au sec. Pas loin, le musée ethnographique de l’Herzégovine est ouvert, lui. Un petit film nous accueille, il montre les images de Mostar dans les années soixante dix, belle ville touristique et dynamique, puis la guerre, les barricades, les tirs, les blessés, et cette image, du pont, dynamité. Le film est muet, il prend soin de ne rien expliquer. Qui s’en prend à qui ? Qui est la victime ? Qui est le bourreau ? Trop complexe à résumer. Ou trop frais. Pas encore réglé. Le reste du musée, nous le passons au pas de course. Pas de chauffage dans ce musée, ils doivent faire des économies.

Nous sommes absolument seuls mis à part l’hôte d’accueil qui se tient derrière son comptoir avec un petit chauffage d’appoint. Nous, nous sommes mouillés et nous avons vraiment froid.

Pour terminer cette escale en terre bosnienne, nous nous offrons un restaurant. Des plats hyper copieux, bons et à bon prix. Et surtout, nous sommes dans une petite salle bien chauffée. Nous nous requinquons.

Le reste de la journée ne sera que pluie et route. Nous reprenons le chemin de la Croatie jusqu’à trouver un spot au calme dans les montagnes. Nous traversons quelques coins qui ont l’air sympa, s’il ne pleuvait pas. Tant pis. Les parents sont exténués. Mais pas les enfants. Elles se mettent toutes à faire l’école, comme ça, subitement.

Je les accompagne, il faut bien. Un bouillon en guise de repas, car nous avons bien trop mangé ce midi, et nous arrivons enfin à coucher tout le monde.

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